Chronique : Le sentiment du fer – Jean-Philippe Jaworski
Voici une chronique sur un recueil de nouvelles d’un auteur qui est pour moi certainement l’un des meilleurs en littératures de l’imaginaire, et dont il faut espérer que certains ouvrages marquants passeront, à terme, à postérité dans le domaine de la littérature générale… Jaworski est la tête de file d’un renouveau de la fantasy française, un véritable mouvement d’auteurs donnant à cette branche francophone du genre ses lettres de noblesse : on peut également citer Justine Niogret – sur les ouvrages de laquelle des chroniques vont également bientôt tomber… Ce courant d’écrivains est fréquemment édité chez les excellentes éditions Les Moutons Electriques, une maison dont
les exigences rédactionnelles et stylistiques sont bien connues.
les exigences rédactionnelles et stylistiques sont bien connues.
Je ferai par ailleurs une chronique sur Janua Vera, le premier recueil de nouvelles de Jean-Philippe Jaworski qu’il m’est arrivé de lire : ce livre fut le seuil éblouissant par lequel je suis rentré dans son œuvre, la Vraie Porte, comme l’évoque le titre…
Un mot sur l’auteur lui-même avant toute chose : Jean-Philippe Jaworski est d’abord enseignant dans un lycée à Nancy, et agrégé de lettres modernes. Cela peut expliquer une grande partie de son style si atypique, reposant sur une connaissance très fine de la langue française, ses raretés, ses archaïsmes… Car c’est là le principal trait caractéristique de l’écriture jaworskienne : ciselée, poétique et travaillée.
De son propre aveu mal remis de la lecture du Seigneur des anneaux de J.R.R Tolkien, l’auteur lorrain découvre très tôt l’univers du jeu de rôle et devient l’auteur de Tiers Âge, permettant aux joueurs d’évoluer sur les vastes espaces de la Terre du Milieu. Puis il crée Te Deum pour un massacre, une autre création ludique se déroulant cette fois dans la France des guerres de religion.
En ce qui concerne le fond des récits, la matière développée reste somme toute assez classique : on rencontre dans ce « Vieux Royaume » le relief habituel de la fantasy, marqué à jamais par les pierres fondatrices posées par Tolkien, et déployant dans un décors médiéval-fantastique les habituels nains, elfes et gobelins. Mais le travail sur les mots renouvelle en profondeur le genre et revitalise de façon subtile ces motifs cent fois revisités. Et ce labeur fut bien sûr couronné de succès puisque ses œuvres furent récompensées à deux reprises par le prix Imaginales (pour son excellent roman Gagner la guerre, puis pour Même pas mort, premier d’une trilogie sur les gaulois, que je rajoute à ma pile de livres à lire, déjà bien trop haute…).
Après ces coups d’éclat, nous retrouvons donc Jaworski dans la collection de poche « Hélios » fondée par les éditions Mnémos : le recueil rassemble cinq nouvelles se déroulant bien avant Gagner la guerre, dans le Vieux Royaume, au moment de la guerre des grands vassaux. Cette unité diégétique n’écarte en rien la diversité des personnages et des caractères décrits : ces derniers seront tantôt humains, tantôt nains, tantôt davantage qu’humains, comme cette magicienne de « La troisième hypostase ».
« Le sentiment du fer » ouvre le recueil sur un personnage de maître assassin, Cuervo Moera, qui n’est pas sans rappeler un certain Benvenuto Gesufal dans son bagou et ses manières de truand… Posté sur les toits de Ciudalia, cité portuaire italianisante au style « Renaissance », il est chargé par la fameuse guilde des Chuchoteurs d’une mission bien spéciale : non, il ne s’agit pas cette fois-ci d’endormir quelqu’un, mais d’un livre à barboter. Ce récit nerveux, plein d’action et d’humour cynique est raconté d’une plume exercée, déployant un argot de voleurs et d’assassins qui, loin de ralentir la lecture, lui donne mordant et profondeur. L’ouvrage à subtiliser va s’avérer crucial pour l’avenir de la cité, tout comme un personnage, fantomatique et évoqué de bout en bout, de héros de romans de chevalerie qui surplombe le récit de par sa stature légendaire et idéalisée : ce grand Soledano plane sur l’assassin comme un idéal, une référence pour l’action. Le monde des gestes chevaleresques imprègne la réalité, allant jusqu’à influencer le comportement des hommes… Le monde épique des preux guerriers se fait double idéal du réel, que ce dernier ne peut qu’imparfaitement imiter voire parodier.
Et c’est là que je n’ai pu m’empêcher de repérer en filigrane un thème qui parcours l’ensemble du recueil : le pouvoir du livre, le pouvoir de la littérature, le pouvoir de l’écrit. Dans cette première nouvelle, l’ouvrage que le maître assassin doit dérober n’est rien d’autre qu’un recueil de poésie, objet surprenant dans le quotidien d’un égorgeur qui évolue dans l’ombre et joue de sa lame pour gagner sa vie…
« – […] Le plus lerche, c’est ce qu’il y a d’écrit à l’intérieur.
– Ah oui ? ça raconte quoi cette babillarde ?
– De la poésie.
– Hein ? De la drouille ? Vous me jardinez, là ! »
Un simple livre de poésie s’avèrera jouer un rôle bien plus important qu’il n’y paraît de prime abord, et aura des conséquences cruciales qui bouleverseront le cours des choses dans un contexte bien plus vaste que celui d’un jeu de chat perché sur les toitures de Ciudalia… C’est là que le souffle épique de ce récit s’amplifie : un simple ouvrage exercera un impact pénétrant dans le monde des hommes, faisant véritablement agir le monde de la littérature comme un acteur à part entière du récit. Nous reviendrons sur cet aspect du recueil de Jaworski dans les nouvelles suivantes.
« L’elfe et les égorgeurs » : dans un décor ravagé par la guerre, un elfe poète chemine tranquillement pour trouver l’inspiration sur les terres boueuses et ensanglantées du royaume de Leomance. Alors qu’aux abords du chemin s’éploient des paysages de charniers, présentant à sa vue les contours noircis de fermes incendiées, les béances froides des chaumières investies par les soudards recelant encore parfois les corps molestés de ceux qui y vivaient, le visage du baladin reste serein, presque guilleret, « plus lisse qu’une icône ».
Arrivé au château du bourg, lieu qui fut moins épargné encore par le tumultueux passage des armées, il rencontre une poignée de cotereaux avinés en poste dans la place : son air innocent attisera l’appétit des truands, d’autant plus que ses atours valent leur pesant d’écus, et suggèrent même un certain rang dans la noblesse elfique, qu’une rançon bien juteuse pourrait aussi rendre intéressant…
Mais voilà, ce fabliau plein d’humour, jouant sur le contraste entre l’argot crasseux des marauds et la langue haute et légère de l’elfe, finira sur une issue surprenante, qui remet au centre de l’esprit le thème que j’ai évoqué précédemment : une fois encore, la fiction racontée et le récit poétique commandent au réel, comme par enchantement…
« Profanation » raconte la défense balbutiante et embarrassée d’un détrousseur de cadavres devant le parterre sinistre des nécrophores du culte du Desséché. Il mettra tout en œuvre pour s’arroger le beau rôle dans le récit qu’il fait à ses juges de ses activités… Certainement la nouvelle la plus drôle du recueil, pleine d’humour noir et de cruauté. On en sait un peu plus sur le fameux culte du Desséché, un aspect du Vieux Royaume qui j’espère sera davantage développé à l’avenir dans d’autres récits de Jaworski…
« Désolation » est une nouvelle qui a tout d’un schéma narratif des plus classiques : une troupe de nains menée par le thane Hjalmberich et accompagnée de gnomes astreints à un servage des plus rudes doit traverser une vallée où sommeille un redoutable dragon. Leur périple est menacé par la présence potentielle d’une horde criarde de gobelins… Ce récit est à première vue un hommage à Tolkien, dont une citation tirée de La communauté de l’anneau – l’extrait d’un poème chanté par Gimli sous les hautes voûtes de Cavenain– est d’ailleurs mise en exergue au tout début, et rappelle effectivement les tribulations de la communauté de l’anneau dans les mines de la Moria, ainsi que la fureur du dragon Smaug dans Le Hobbit (évoquée par le titre même de la nouvelle). Sauf que Jaworski subvertit les clichés, une fois de plus, et nous offre un dénouement des plus inattendus, remarquablement émouvant… Je n’en dévoile rien ici, mais le thème sous-jacent sur lequel j’ai mis le doigt au début resurgit une fois encore.
Je m’attarde à nouveau sur la qualité de l’écriture : le style est soutenu de termes recherchés, souvent issus de l’argot, mais aussi de l’histoire des peuples d’Europe (je pense au mot « traban », dérivé de l’Allemand, et désignant un garde du corps en contexte médiéval, au mot « huscarle » originaire du vieux norrois et désignant un membre de la garde personnelle des rois vikings et anglo-saxons, mais aussi au mot « lète », qui désigne un statut juridique franc dont on trouve mention dans la loi salique ; et bien d’autres encore). Ces termes en eux-mêmes contribuent à donner une véracité au récit, qui se rapproche de l’« effet de réel » dont parlait Roland Barthes dans son essai Le bruissement de la langue à propos des écrits de Flaubert.
« La troisième hypostase » est certainement la nouvelle qui appartient le plus au genre fantasy dans ce recueil : la magie, flamboyante, y est bien plus présente et visible que dans le reste de l’ouvrage, et l’accroche du récit suffit pour plonger le lecteur, en une phrase, dans le monde enchanté de son héroïne.
« Au matin de ses cent dix ans, Lusinga sut qu’elle ne pourrait plus repousser l’épreuve : il lui faudrait affronter le visage de sa mort. »
Une histoire aux sortilèges chatoyants qui débouchera sur un final spectaculaire.
Je ne saurais donc que conseiller la lecture de ce recueil : le Vieux Royaume est un univers cohérent que Jean-Philippe Jaworski enrichit au fil de ses écrits, et la plume de cet auteur fait de ses œuvres des objets précieux qu’on lira et relira toujours avec un même plaisir.
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