Chronique : Le Désert - Pierre Loti (1895)



Ma dernière lecture n’est pas un livre de fantasy. L’idée de lire du Pierre Loti m’est venue après m’être posée la question suivante : comment écrire le désert ? D’ailleurs, comment écrire sur ce sujet, a fortiori si l’écrivant ne s’y est jamais rendu (ce qui est malheureusement mon cas) ? 

Cette question aiguillonnait une frustration en moi, alors que je m’efforçais de réécrire un passage de mon ouvrage décrivant une troupe de guerriers traversant… un désert justement : j’ai commencé à écrire ce roman pendant mes années de lycée, alors que j’avais la plume peu exercée, un style lourd et empreint de maladresse. Pas davantage que maintenant avais-je eu autrefois une expérience d’un tel milieu et d’un tel climat, ni une vague idée de comment bien écrire à leur propos. Je suis en train de remanier ce projet de roman de fond en comble, et ce passage sur les étendues desséchées méritait beaucoup mieux que des phrases plates et des effets de style gauches… 

Afin d’avoir une idée à peu près juste de ce que cela pouvait faire à un homme de traverser le Sahara, le désert d’Arabie ou le Sinaï sans même bouger de mon fauteuil, je décidais de me procurer quelques ouvrages qui sauraient me donner l’inspiration et les mots, car pour un objet aussi épuré, ils viennent à manquer très vite… 

Il faut appliquer ce que j’appellerais un « principe fractal » : si un pan de l’univers montré dans le roman manque de relief, d’épaisseur et de détails, il faut appliquer un effet de grossissement sur lui pour voir ce qu’il pourrait, avec un regard plus rapproché, plus analytique, receler de divers : de la variance, des contrastes internes, des gradients de peuplement, d’ensoleillement, de végétation, etc. 

Seulement, cela ne se devine pas. Pour savoir enfin, il faudrait voyager, vivre l’aventure d’une méharée… Etant, par obligations diverses, rivé dans mon appartement parisien, je n’avais d’autres choix que lire les récits des personnes ayant fait eux-mêmes le déplacement… 

Le premier qui me vint à l’esprit fut Pierre Loti. Je me procurais également Un été dans le Sahara, du peintre Eugène Fromentin, qui avec son œil de peintre sait donner à ses visions des phrases étincelantes et une prose aussi limpide que le bleu et l’ocre clair de ses paysages méditerranéens. Mais celui-là sera sûrement l’occasion d’une autre note de lecture… 

Eugène Fromentin, L’audience chez un Califat (1849)

Pierre Loti (1850-1923), de son vrai nom Julien Viaud, fut un écrivain membre de l’académie française dont la renommée marqua une période située à la charnière des XIXème et XXème siècle. Fort d’une carrière d’officier de marine, le récit de voyage fut sa spécialité, même lorsqu’ils furent déployés dans le cadre de romans fictionnels, qui gardaient toujours une forte dimension autobiographique. 


Pierre Loti, reçu à l’Académie française le 7 avril 1892 à l'âge de quarante ans.

Le désert (1895) est le premier volet d’une trilogie de récits de voyage : il sera suivi par Jérusalem (1895) et La Galilée (1896) : il retrace le voyage entrepris par l’auteur, marin de profession, sur la grande mer de sable du Sinaï de février à mars 1894. 

Le récit qu’il nous en fait est écrit avec l’acuité visuelle d’un peintre. Peintre, Julien Viaud l’était également. Les paysages retranscrits dans sa prose convoquent les nuances de pigments ocres, roses, bleus… Les matériaux sont nombreux également, pierres et métaux, communs, précieux et semi-précieux : le lapis-lazuli à l’azur du ciel ou de la nappe marine, les granits rouges et tourmentés de certaines hauteurs vues du couvent du Sinaï, les sables pailletés de mica, qui « se [mettent] à briller comme un tumulus d’argent » (p.23)… Les panoramas du désert oscillent en un contraste saisissant entre l’épure d’une terre morte et d’un ciel nu, qui rend l’itinéraire plus qu’incertain (« Chaque matin, s’éveiller en un point différent du vaste désert. » p.34), et des visions quasi-oniriques chamarrées comme des rêves. Dans sa préface à l’édition Payot & Rivage de 2006, l’écrivain-voyageur breton Jean-Claude Bourlès parle de « fantaisie », celle d’une « lente promenade ». C’est à mon avis la dimension essentielle du récit de Pierre Loti, qui est également l’une des raisons pour lesquelles cette note de lecture est présente dans ce blog dédié aux littératures de l’imaginaire. Certaines visions de l’auteur, parce qu’elles sont totalement évadées de la réalité et rejoignent presque les sphères du merveilleux, plongent par moment Le désert dans une dimension fantastique : 

« Et le large disque d’étain suspendu en l’air devient de l’argent poli, puis du feu blanc, du feu bleuâtre, qui éclaire de plus en plus, donnant à la caravane immobilisée des rigidités de statue, fixant et pétrifiant les personnages dans leurs attitudes de repos, tandis que, du côté du couchant, longtemps après la nuit venue, un reste de la lumière du jour persiste encore comme un halo rose. Elle éclaire, elle éclaire, cette lune, autant qu’un autre soleil, un soleil un peu fantôme, il est vrai, qui jetterait du froid en même temps que de la lumière, qui répandrait des calmes mortels avec ses rayons ; mais sa splendeur pâle écrase nos feux qui ne brillent même plus, et quand les cheiks, drapés de leurs voiles archaïques, arrivent avec lenteurs devant ma tente pour la causerie des soirs, on croirait voir des prophètes de marbre s’avancer dans un éblouissement de magie. » (p.170) 

Loti agence ses visions sur la page comme un peintre projetterait son esquisse sur sa toile : la perspective se structure, plan par plan, superposant ses nappes de lumières et de couleurs, ainsi que ses motifs effilés : « ces montagnes devant nous étalent un merveilleux luxe de couleurs, des violets d’iris pour les bases, des roses de pivoine pour les cimes, le tout profilé sur la limpidité d’un ciel vert. » (p.27). 

Le désert devient un brouilleur absolu de tout repère temporel et spatial : les points de l’espace deviennent strictement équivalents entre eux, et camper quelque part sur les sables à chaque fois qu’il faut dormir fait se ressembler toutes les nuits. Loti hésite, avant de commencer son périple, entre trois routes : il choisit finalement la plus allongée, comme si elle devait être la garantie de la stase solitaire et méditative la plus dépaysante possible. Le paysage, imprégné de longue histoire, surpasse en importance l’itinéraire cartographié, réduit à une poignée de jalons : la durée pure, le temps insaisissable par le cadran des horloges remplace la durée divisible, comme Bergson le montrait dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), qui fut publié quelques années avant le récit de Pierre Loti. Selon la définition de Bergson, « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre » : cette durée n’est ni spatiale ni calculable, elle est faite d’éléments hétérogènes qui s’interpénètrent jusqu’à se confondre, elle est purement qualitative. A l’inverse, le temps des horloges, lui, est comme l’espace : homogène, et comme tel fractionnable en éléments toujours plus petits, et donc quantifiable. Ce temps divisible appliqué à la narration aurait transformé le livre : chaque chapitre aurait débuté, en plus de la date, par le nom d’un lieu ou des coordonnées spatiales (longitude, latitude), ce qui aurait permis une traçabilité intégrale du passage de la méharée dans le Sinaï. Or, plusieurs chapitres sont parfois dédiés à un même jour, tandis que d’autres débutent non pas par un marqueur temporel, mais par une citation biblique, comme si le voyage faisait coexister plusieurs temporalités, et plusieurs espaces : l’espace physique et l’espace du rêve, la temporalité humaine et celle des livres sacrés… 

Certains chapitres, plus courts, sont d’ailleurs de véritables poèmes en prose. C’est le cas, en particulier, du chapitre VIII, qui débute par une citation de l’« Exode », est composé de trois phrases seulement, et semble flotter, justement, dans l’interstice qui voit converger des espaces de différents ordres : la longue marche des hébreux dans le désert du Sinaï et l’épisode de la manne tombée du ciel se rendent présents, superposés à ce que vit l’auteur, en une étrange reviviscence des temps anciens. Aucune indication de lieu ou de temps, juste une évocation pure d’un phénomène rendu à sa somme d’impressions et de sensations : 

« Cela ressemble à la manne, ce que le vent et la pluie ont apporté et presque amoncelé devant nos tentes… Je ramasse ces choses « menues et rondes », graines blanches, très dures, ayant un peu goût de froment – fruits desséchés de ces courtes plantes épineuses qui, en certaines régions, tapissent ici les montagnes. 
   En recueillant cette manne, j’ai frôlé les aromates du sol, et mes mains en gardent pour longtemps une senteur exquise. » 

Le professeur Jean-Yves Tadié, dans son ouvrage Le récit poétique écrit que « le récit poétique élit un lieu paradisiaque qui s’oppose absolument aux décors de rencontre du récit réaliste ». En effet, dans le cas du récit réaliste, « on sent que la capacité de l’auteur déborde infiniment l’occasion où il s’enferme », tandis que dans le récit poétique « l’auteur n’atteint à la plénitude de son chant que parce qu’il a rencontré sa terre d’élection, son espace sacré, son templum. » Pour Jean-Yves Tadié, l’espace du récit poétique « oppose un espace bénéfique à un espace neutre, ou maléfique. » En effet, d’une étendue plane et vaguement mamelonnée de dunes où rien ne vit, faite d’ossements blanchis par les vents et le soleil ardent, Pierre Loti crée par sa prose un espace poétique et sacré où les personnages mythiques et les événements des Écritures sont rendus présents, remontés des âges anciens jusque dans le présent par le mirage du rêve, et où les sensations vives sont reines. D’un espace épuré, presque allégorique de lui-même, Loti fait un paysage de songe, paré de mille couleurs et de mille parfums. Cette transformation de matière mort et vile en matière vivante et subtile, à rapprocher du travail de l’alchimiste, est caractéristique du processus poétique, et fait du sable du Sinaï le plomb que le poète transformera en l’or de sa prose. Le désert devient donc un creuset où viennent se fondre l’espace réel et l’espace onirique, le temps du voyage et le temps biblique. 

Le désert se laisse difficilement circonscrire en un lieu précis et défini : il est un espace où les limites volent en éclats, sans borne et permettant la plénitude de la poésie en portant le regard vers l’infini permanent du lointain. Le désert est le démesuré par excellence, l’endroit où le temps s’étire et semble perdre de sa réalité, laissant alors la place à la durée pure. Il est le dépaysement et la dangereuse évasion par excellence, le jardin d’épanouissement du songe et le lieu d’une vie spirituelle des plus hautes. Lorsque l’auteur et ses compagnons de voyage arrivent à Gaza, tout semble s’évanouir : les fantastiques vaisseaux des sables, l’altérité radicale et subjuguante des troupes farouches qui peuplent le désert… 

« Et nos dromadaires s’agenouillent là pour nous une dernière fois, traînant leurs franges noires sur l’herbe des tombes ; - c’est fini, nous ne remonterons plus ces bêtes lentes et fantasques. […] Nous sommes aussitôt envahis par une légion de jeunes israélites, […] groupes de longues robes orientales auxquelles, hélas ! se mêlent déjà deux ou trois affreux petits « complets » gris. » (p.192). 

Alors qu’une lecture commune voudrait que la troupe soit réjouie de quitter le « pays de la soif » (Fromentin), des étendues stériles et de la mort pour retrouver la « civilisation », rassurante et fourmillante, Pierre Loti maintient jusqu’au bout l’exigence d’une lecture seconde, celle du désert comme lieu de la plus haute des vies, celle de l’Esprit, que vient dissiper sur le pavé de Gaza le bruit des voitures et les affreuses retrouvailles avec l’Occident qui se répand partout sur le globe, jusque dans les vêtements… Mais les « mille petites inventions modernes » finalement retrouvées viennent tout de suite mettre du baume au cœur et soigner les regrets : ce confort, bas et matériel, rabaisse la vie de l’esprit et la remet face à des satisfactions immédiates et vaines, loin du grand transport ascétique, poétique et sacré du désert… On se réhabitue à la vie urbaine, faite de jouissances et de petites commodités, et l’incomparable communion avec l’espace inestimable, ce templum où l’on a séjourné pendant près de deux mois s’éloigne déjà en notre mémoire comme un souvenir. Loti, sa méharée désormais derrière lui, évoque cette redescente comme la dégradation de l’être vers l’animalité : « on se sent ému par le voisinage d’une poste et d’un télégraphe, autant que l’étaient ce matin nos dromadaires par les orges vertes » (p.193). 

Je recommande donc cette lecture, autant par son style étincelant que pour sa qualité documentaire : Le désert est à la fois le récit d’un voyage de l’Egypte à Gaza en passant par le Sinaï, le golfe d’Aqaba et le désert de Tih, qu’un admirable récit poétique. 

Tom Vipraine

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