Chronique : La voie du sabre – Thomas Day


J’avais envie de découvrir cet auteur à la prose forte et de voir comment la fantasy francophone pouvait évoluer en contexte non-occidental. Je m’étais donc procuré deux romans de Thomas Day : la Voie du Sabre, l’objet de cette chronique, et le Trône d’Ébène, se déroulant en contexte sud-africain, que
j’ai hâte de découvrir également.

Thomas Day est une importante figure de la fantasy francophone : contributeur régulier de la revue trimestrielle de fantasy et de science-fiction francophone Bifrost, il a débuté en écrivant dans des fanzines. Il s’est imposé au fil du temps comme un romancier pouvant officier dans des catégories littéraires aussi variées que l’uchronie, la fantasy, la science-fiction, dont il ne cesse de repousser les limites en s’écartant des lieux communs de ces genres. N’hésitant pas à faire voisiner, dans Du sel et des paupières, roman qui lui a valu un prix en 2013, steampunk, uchronie et fantasy, il semble avoir faim de conquérir et d’explorer sans cesse de nouveaux terrains d’écritures, de nouveaux champs d’expérimentation littéraire : cela se traduit aussi dans sa passion vibrante pour l’Asie, développée au fil de ses nombreux voyages sur ce continent. La Voie du Sabre est le livre qu’il fallait lire pour en avoir la preuve entre les mains.

Dans un Japon flottant quelque part entre mythe et fantasy, arborant le décor d’un XVIIème siècle imaginaire et gouverné par un dragon, le seigneur Nakamura Ito confie son jeune fils Mikédi aux soins d’un rōnin vagabond, Miyamoto Musashi, chargé de guider le jeune homme sur la Voie du Sabre. Ce long apprentissage a pour but de permettre à l’élève de Musashi de courtiser la fille de l’Empereur-dragon, et de l’épouser.

J’ai pris plaisir à lire ce livre, racontant la vie et les faits de Miyamoto Musashi, à travers le récit qu’en fit son élève, personnage emblématique de la culture chevaleresque nippone. L’homme était tout à la fois maître escrimeur, philosophe et artiste. On lui doit un ouvrage, le Gorin no sho (Traité des cinq anneaux, ou Traité des cinq roues), manuel de stratégie militaire, d’escrime au sabre et de sagesse, que cet impressionnant personnage, humaniste au sens européen du terme (il avait une maîtrise développée de plusieurs arts et avait mûri une sagesse d’une rare profondeur), rédigea vers 1645.

Toute la saveur du roman de Thomas Day réside dans le contraste entre l’aura légendaire de ce personnage et les contours torturés voire troubles de sa psychologie. Musashi est un homme entier, tout en franchise et sans ambages : il surprend son protégé par ses enseignements axés sur une liberté qui jamais ne se négocie, et qui apparaît comme l’aboutissement lumineux de la Voie du Sabre. Cette sagesse s’écarte des conceptions morales enseignées par la société féodale japonaise, dans laquelle les samouraïs ne sont que rarement ces parangons de vertu que l’imaginaire occidental fantasme. Le sage véritable préférerait être mal léché mais libre et droit, plutôt que propre sur lui mais prisonnier des convenances et astreint à une constante hypocrisie.

Les éclairs de l’acier qui fend l’air, qui sculpte le sang et les éléments, les figures acrobatiques d’un corps sculpté par l’errance et les combats, les exploits inouïs réalisés à force d’expérience et d’exercice… Bien des passages, et non les moins épiques, ne sont pas sans rappeler l’influence des mangas : la violence est décrite de manière graphique, sans concession, tout comme les scènes de sexe, récurrentes et crues.

Extrait du manga Vagabond de Takehiko Inoue, librement inspiré de la vie de Miyamoto Musashi.

« Musashi marcha jusqu’aux lèvres des vagues mourantes, s’enfonça dans l’eau, monta sur un rocher contre lequel les vagues explosaient violemment, dans un fracas de poutres brisées. Le guerrier commença à les repousser à coups de sabre. Puis ses assauts, de plus en plus rapides, presque invisibles, devinrent sculptures. […] Musashi foudroyait les montagnes d’eau de mer avec la vitesse et l’acier. Il transforma une des vagues en un dragon. Elle se figea en un instant, au-dessus de lui, autour de lui, culminant comme un torii. Elle chuinta toutes griffes dehors, puis s’éparpilla en pluie. » (La Voie du Sabre, Thomas Day).


Les tempêtes et paysages décrits, tantôt par leur calme et leur aspect stylisé, tantôt par leur fureur et leur équilibre, rappellent les estampes d’Hokusaï :

L’estampe la plus célèbre de l’artiste Hokusai, réalisée en 1830-1831, et la première des Trente-six vues du mont Fuji : La grande vague de Kanagawa.

Le cinéma asiatique n’est pas mon fort : relativement inculte dans ce domaine, j’ai été chercher ailleurs des analyses permettant de rapprocher certains long-métrages du cinéma de sabre (chanbara) du roman de Thomas Day. L’auteur lui-même donne d’ailleurs une filmographie assez détaillée en fin d’ouvrage. Les films d’Akira Kurosawa y tiennent une place importante : on retrouvera dans le roman le thème sous-jacent du rapport entre l’histoire réelle et sa narration, la distance entre les faits bruts et leur restitution par un témoin, qui fut abordé dans le très classique Rashōmon (1950), la réflexion sur l’héroïsme et le bushido portée par le non moins célèbre Les sept Samouraïs (1954), ainsi que les batailles épiques et flamboyantes qui firent l’esthétique violente et raffinée de Ran (1985). Dans le cinéma de sabre, on retiendra la série aux six épisodes baby cart, ou Lone wolf and cub, dont les combats sanglants ont inspiré ceux décrits par Thomas Day dans La Voie du sabre.


Tous les éléments d’une quête initiatique sont rassemblés, plongeant l’ensemble dans les vapeurs de savoirs ésotériques, exemplifiés par un maître aux sentences lapidaires, inhalés dans le soufre des combats, les cuisines du Palais des Saveurs, ou dans les volutes de chair de la Pagode des Plaisirs. La magie vibre dans cette histoire, sporadique, sans excès. La masse terrible de créatures fantastiques s’ébroue dans l’onde salée aux abords des cités flottantes de Kido, ou se traîne sur les soieries d’un palais impérial, fief de l’Empereur-dragon. Le Japon décrit est imaginaire, sans pour autant verser dans un merveilleux exubérant : un travail de recherche préalable y est palpable. Un glossaire en fin d’ouvrage est là pour nous renseigner sur certains termes dont l’auteur garde l’orthographe japonaise, transcrite en alphabet latin. Les structures de la féodalité sont fort bien décrites, et mille détails dans la gastronomie, la cuisine, l’armement, les atours et la décoration font efficacement revivre cette culture en cette époque reculée. Le décor est planté avec brio : l’érudition de l’auteur ne rend jamais sa prose cryptique pour le néophyte. La cérémonie du thé, le rituel du seppuku, et les combats au wakizashi, pour ne citer qu’eux, sont amenés avec pédagogie et confèrent au roman son authenticité. Le relief de notre monde réel est bien là, et le lecteur retrouve les noms familiers des cinq continents et d’autres lieux divers, même si ceux-ci sont souvent désignés par une métaphore poétique. Le réel se trouble simplement d’une fantasy forte et colorée. 

Le matériau de base du roman sont des rouleaux écrits par l’élève de Musashi. La trame principale est ponctuée d’embranchements, menant à des narrations annexes : par moment, des petites histoires, comme des suppléments de sens, s’ajoutent à l’ensemble, comme des petits contes enchâssés dans le récit global, faussant la trajectoire quelque peu rectiligne qui aurait pu être celle de ce dernier (« la voie du sabre est loin de trancher l’archipel en ligne droite » nous dit la quatrième de couverture…). Cette mise en abyme ajoute de la luxuriance à La voie du Sabre, et enrichit la leçon de vie qui s’en dégage, et qui forge le parcours de Mikédi.

La fin de l’ouvrage est arrivée un peu précipitamment à mon goût, sans qu’on arrive à saisir de conclusion satisfaisante de cet itinéraire : c’est à mon sens le seul point faible du roman. L’auteur a-t-il prémédité cette accélération en vue de son deuxième tome, qui devrait poursuivre la fresque, montrant l’évolution de Mikédi, ou cette séquelle n’a-t-elle qu’après coup été rendue nécessaire par l’aboutissement brusqué de son prédécesseur ?

La brièveté paraît, d’après ce que je lis par ailleurs, être la marque de fabrique de Thomas Day : après tout, cette concision ne s’inscrit-elle pas, elle aussi, dans une esthétique japonisante, à mettre en opposition à notre culture occidentale faisant plutôt montre d’un labeur expansif dans ses productions, dévoreur d’espace et de temps ? A l’aune de cette réflexion, on pourrait comparer cette fresque magnifique et vaste qu’est Gagner la guerre, de Jean-Philippe Jaworski, son titanesque travail sur le style argotique de son anti-héros, son évidente érudition et ses recherches historiques sensibles à chaque page dans le chatoiement des décors décrits, à l’économie de style qui caractérise la narration de la Voie du Sabre – qui s’autorise toutefois quelques envolées poétiques pour planter un décor tout en estampes colorées, et dont le tout premier paragraphe du livre donne un magnifique exemple. Apparaît alors un paradoxe intéressant : alors que le premier ne montre que le résultat de son travail, fût-il volumineux, le second accompagne le sien d’une armada de références, dont certaines sont assorties de brefs commentaires ou de chaudes recommandations (lorsqu’il nous enjoint à « éviter autant que faire se peut le visionnage » d’un long-métrage par exemple…) selon les cas. Une bibliographie et une filmographie semblent à la fois ouvrir des pistes pour le lecteur ou le cinéphile désireux de construire des connaissances solides sur le sujet du roman, et montrer les recherches documentaires préalables, le labeur abattu par l’auteur. Thomas Day ne souhaiterait-il pas apparaître, volontairement ou non, comme un industrieux, comme si l’œuvre devait rendre saillants, fut-ce en annexe de l’ouvrage, la matière première et les outils de construction ayant servi à la besogne ?

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Je recommande donc cette lecture, et lirai, si j’en ai le temps et l’occasion, la suite que l’auteur lui a donné : L’homme qui voulait tuer l’Empereur (2005, éditions Gallimard, collection « Folio SF »).



Une adaptation en bande-dessinée scénarisée par Mathieu Mariolle et Federico Ferniani vit également le jour :






Tom Vipraine

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